Littérature française

La religieuse

« Chère mère, lui dis-je, qu’avez-vous ? vous pleurez ; que je suis fâchée de vous avoir entretenue de mes peines !… » À l’instant elle ferma ma porte, elle éteignit sa bougie, et elle se précipita sur moi. Elle me tenait embrassée ; elle était couchée sur ma couverture à côté de moi…- Chère mère, lui dis-je, qu’avez-vous ? Est-ce que vous vous trouvez mal ? Que faut-il que je fasse ?- Je tremble, me dit-elle, je frissonne ; un froid mortel s’est répandu sur moi.- Voulez-vous que je me lève et que je vous cède mon lit ?- Non, me dit-elle, il ne serait pas nécessaire que vous vous levassiez ; écartez seulement un peu la couverture, que je m’approche de vous ; que je me réchauffe, et que je guérisse.»

la-religieuse-denis-diderotauteur-éditeur-pagesPubliée à titre posthume en 1796, La Religieuse est une habile mystification littéraire, que Diderot a préféré tenir secrète à l’exception de quelques amis. Echaudé par son séjour à la prison de Vincennes pour sa Lettre sur les aveugles à destination de ceux qui voient, il sera pendant longtemps considéré par le régime de Louis XV, et surtout les autorités ecclésiastiques, comme un individu dangereux, pour ses écrits, notamment la supervisation de L’Encyclopédie avec son ami d’Alembert, de son athéisme et sa vie.

Le philosophe, un peu trop oublié aujourd’hui, est l’un des hommes les plus importants de son temps même si il fut éclipsé de son vivant et dans l’histoire littéraire, par Rousseau et Voltaire. C’est bien dommage qu’il soit mésestimé à ce point par la postérité car il fut tout de même précurseur dans plusieurs genres littéraires : au théâtre, il pose les bases du drame bourgeois avec Le Fils naturel, révolutionne le roman avec Jacques le Fataliste et Le neveu de Rameau, invente la critique d’art à travers ses Salons publiés dans la célèbre Correspondance Littéraire de son ami Grimm, qui portent notamment sur Chardin, Van Loo ou Greuze, pour ne citer qu’eux, laisse une abondance correspondance et supervise la rédaction d’un des ouvrages les plus marquants de son siècle, lEncyclopédie. C’est un écrivain extrêmement novateur qui est me semble-t-il un peu trop laissé pour compte.

Si je suis autant enthousiaste, c’est qu’entre Diderot et moi c’est une vieille histoire d’amour (je vous rassure je ne l’ai pas connu !), je pourrais vous en écrire des pages et des pages, tant je l’ai lu et étudié à la fac, aussi lorsque Céline a voulu se lancer dans la lecture de La religieuse, je lui ai proposé de me joindre à elle. Voltaire et Rousseau ont de nombreux adeptes : on est d’ailleurs voltairien ou rousseauiste, on ne peut pas être les deux à la fois, les deux hommes se sont d’ailleurs copieusement détesté, il faut dire que ces deux-là étaient dotés d’un égo énorme, c’est bien simple, ils détestaient tout le monde. En revanche, il n’y a pas de mot pour désigner les admirateurs de Diderot ! Tout simplement parce qu’il est le moins lu et sans doute le plus libre des trois, Voltaire recherchait les honneurs à tout crin et Rousseau était atteint d’un syndrome de persécution et d’un rejet de la paternité pour le moins détestable. Diderot est aussi le moins lu car il est probablement le moins facile à lire, car en dehors des titres déjà cités, il a laissé des oeuvres scientifiques, comme sa Lettre sur les mathématiques (que je n’ai pas lue) mais aussi des courts textes très drôles que vous ne trouverez pas en poche malheureusement mais dans le volume de La Pléaide qui lui est consacré. Pour celles qui souhaiteraient se lancer, je conseille Les bijoux indiscrets, un roman amusant et facile à lire, pastiche des romans orientaux érotiques de l’époque. Bon, j’arrête là ma digression pour vous présenter La Religieuse.

Ecrit en 1760 et terminé 20 ans plus tard, ce roman anticlérical féroce, est à l’image de l’athéisme dont a fait preuve toute sa vie Denis Diderot. Rédigée sous la forme de mémoires à la première personne, La Religieuse est en fait un subterfuge destiné à faire revenir à Paris le marquis de Croismare. Ce n’est qu’une plaisanterie mais cela permet à Diderot d’égratigner et faire le procès des institutions religieuses. Ce livre traine derrière lui depuis sa parution il y a plus de deux siècles une réputation sulfureuse que je ne comprends pas. Anticlérical, il sert bien évidemment la cause de l’athéisme mais il prône surtout la liberté individuelle, en particulier pour les femmes. Diderot n’était pas un féministe à proprement parler mais il aimait les femmes indépendantes et instruites comme Madame d’Epinay qui tenait salon et était l’auteur de mémoires très intéressants sur la vie littéraire de cette époque ou Sophie Volland (par ailleurs sa maitresse attitrée) qui était une grande épistolière. Mais je digresse encore, ce billet va durer des heures si ça continue, revenons à notre religieuse.

Suzanne Simonie prend la plume pour narrer au bon marquis de Croismare ses nombreuses mésaventures afin qu’il lui vienne en aide. Née d’une liaison adultère de sa mère,  ses parents décident de condamner leur fille au couvent et exigent qu’elle devienne novice. Condamnation, le mot est peut être un peu fort, mais c’est pourtant le cas : spoliée de sa dot, elle séjourne dans trois couvents successifs, contre sa volonté, car la jeune fille ne veut pas prendre le voile, elle va le scander tout au long du récit et demandera même l’arbitrage de la loi pour rompre ses voeux, en vain. La première supérieure est cupide, la deuxième est ascétique, la troisième est débauchée. Elle est tour à tour choyée ou honnie tout au long du roman. La littérature érotique des 1è et 18è siècle est d’ailleurs emplie de religieuses et de moines particulièrement licencieux, faisant courir le bruit que les couvents et les ordres religieux abritent de fameux pornographes.

L’enfermement forcé au couvent peut nous apparaître totalement exagéré au 21è, il n’en était rien sous l’Ancien Régime. Les cadets, filles et garçons, de famille noble étaient promis aux ordres, puisque seuls les ainés comptaient pour la continuité du nom et du titre et pour les alliances maritales, les autres étaient sacrifiés ni plus ni moins.

Si ce récit est totalement fictif, Diderot s’appuie tout de même sur des faits réels pour le personnage de Suzanne. D’abord, sur sa propre soeur, morte folle au couvent et sur Marguerite Delamarre, qui deux ans plus tôt, avait fait parler d’elle. La jeune femme avait en effet demandé l’aide de la justice pour être libérée du cloitre dans lequel elle était enfermée par la volonté de ses parents.

Si vous vous intéressez à l’histoire, au siècle des Lumières, vous ne pouvez pas passer à côté de Diderot et de sa Religieuse, tellement attachante. Mon billet est sans doute totalement décousu mais j’espère qu’il vous donnera envie de lire mon cher Diderot !

heart_4Lu dans le cadre d’une lecture commune avec Céline et du challenge Jacques a dit :

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36 commentaires sur “La religieuse

    1. Alors je ne peux que te souhaiter d’aimer La religieuse et la plume de Diderot, vus nos goûts communs, je ne me fais pas trop de soucis là-dessus 🙂

  1. J’ai lu « la religieuse » il y a très longtemps, et il faudrait que je le relise car je l’avais vraiment beaucoup aimé ! Je me souviens d’un billet de Sharon sur « les bijoux indiscrets » qui m’avait fait très envie, le fait que tu le conseille à ton tour, agit comme une piqûre de rappel !
    Très beau billet !

    1. Merci George. Moi aussi je l’avais lu il y a très longtemps, environ 20 ans il me semble mais il m’avait bien marqué. Les bijoux indiscrets sont un régal, surtout lorsqu’on a déjà lu les romans érotiques du 18è car c’est un pastiche mais même sans cela, tu devrais passer un bon moment !

  2. Très beau billet ! Toutes tes digressions sont vraiment intéressantes et on sent bien que tu es calée sur le sujet !
    J’ai bien aimé cette lecture aussi même si je suis un peu moins enthousiasme car je l’ai trouvé un peu lent. Je suis ravie d’avoir partagé cette lecture avec toi et je note Les bijoux indiscrets 🙂
    Bises

    1. Merci Céline, j’espère que je n’ai ennuyé personne mais je peux vite être intarissable sur cette période que j’adore. Je suis d’accord avec toi, il y a quelques longueurs mais je suis totalement impartiale, j’aime trop Diderot pour émettre des réserves mais c’est pour cela que j’ai noté 4 étoiles et non pas 5. Lorsque tu voudras lire les bijoux indiscrets, je t’accompagnerai aussi 🙂 bises

  3. J’avais dévoré Le Religieuse quand j’étais au lycée, mais je m’en souvenais finalement assez peu quand j’ai vu le film de Guillaume Nicloux ce printemps. L’as-tu vu ?
    Belle fin de semaine.

    1. Ce texte m’a beaucoup marqué et je m’en souvenais bien avant de le relire, je n’ai pas vu l’adaptation ciné qui m’a l’air très conforme à Diderot d’après les extraits que j’ai pu voir. Belle fin de semaine à toi aussi !

  4. Comme tu me fais plaisir ma petite Bianca avec ce billet :)))
    C’est vrai que Diderot souffre d’une image qui ne reflète ni son génie « touche-à-tout » ni les grandes qualités de son oeuvre.
    C’est amusant car par plus tard qu’hier, je révisais ses théories sur le théâtre ! Pas que du bon (cette idée du quatrième mur) mais de l’ambition et la volonté de changer les choses.
    J’avais rédigé un petit billet sur mon ancien blog, à propos de « La Religieuse », le roman (que j’ai adoré) mais aussi du film, le dernier en date, avec Isabelle Huppert. Cela pourrait peut-être t’intéresser, si voir une adaptation te tente 🙂
    http://vilainefifi.canalblog.com/archives/2013/03/30/26771147.html

    Je te fais de gros bisous, ravie de ce nouveau point commun, l’amour d’une certaine littérature classique (et diderotiste ^^).

    1. Merci Emma ma petite diderotiste (ça sonne pas mal) 🙂 Touche-à-touche, le mot est très juste, c’est tout à fait ça. Comme toi, je partage tes réserves sur son théâtre qui a mal vieilli par rapport au reste de son oeuvre et qui n’est pas très bon en effet. Je viens d’aller te lire et bon billet est vraiment excellent, bien meilleur que le mien, bravo. Je te fais moi aussi de gros bisous et je suis bien contente d’avoir trouvé un point commun de plus entre nous !!

  5. Ton avis est très intéressant et donne envie de se plonger dans ce livre. Je le note pour une prochaine lecture ! Bonne journée !

  6. Tu devrais écrire plus souvent sur Diderot, ton article est passionnant ! A défaut de me motiver tout à fait à relire La religieuse, tu m’as au moins donné envie de relire Les bijoux indiscrets pour m’amuser un peu ; ça s’annonce d’autant plus intéressant que je sais maintenant exactement ce qu’il pastiche, après les avoir lus. Ca m’intéresserait vraiment de te lire à nouveau à propos de cette auteure. 😉

    1. Merci Minou ! Comme toi, j’avais lu les Bijoux Indiscrets avant de lire Le sultan Misapouf notamment, qui est très bon et que tu as chroniqué si je me souviens bien. Il faudrait que je replonge dans les libertins et dans Diderot mais je les ai beaucoup lus et étudiés, du coup maintenant j’ai envie de découvrir les pans entiers de la littérature française et étrangère qui me sont totalement inconnus, j’ai une lecture très peu diversifiée auparavant mais j’y reviendrais. Merci en tout cas pour ton commentaire, venant d’une spécialiste, il me fait d’autant plus plaisir 🙂

  7. Je te confirme que tu me donnes envie de le lire alors je vais au moins le noter même si ça attendra un peu je pense 🙂
    Bisous ma Bianca et bon week-end 😀

    1. Je sais que ta PAL est un gouffre sans fond, comme la mienne, qui s’est d’ailleurs alourdie de 2 pavés hier, achetés pour 3 fois rien tu sais où 🙂 Bonne soirée ma Laure gros bisous et on croise les doigts pour avoir du soleil demain !! 😀

  8. Un très beau billet; comme d’habitude Bianca!
    On sent tout l’amour que tu portes à Diderot. C’est un auteur que je n’ai jamais lu. Mais ton enthousiasme communicatif me donne envie de réparer cette erreur!
    Biz

    1. Merci Claire ! Je suis contente que mon enthousiasme te donne envie de découvrir Diderot 🙂 !! Si le sujet t’intéresse, tu peux commencer par La religieuse mais ce touche-à-tout a fait tellement de choses, qu’à part La lettre sur les aveugles, La lettre sur les mathématiques (faut vraiment être calée pour comprendre quelque chose) et son théâtre (qui a trop vieilli), le reste se lit plutôt bien, si tu as l’occasion emprunte une de ses oeuvres à la bibliothèque, comme ça tu pourras savoir si sa plume te plait ou non. Bonne soirée, bises

  9. Alors, moi contrairement à toi (et à ta grande histoire d’amour ^^ ) j’ai beaucoup de mal avec l’écriture de Diderot ! Jacques Le fataliste m’avait profondément ennuyé, je n’ai jamais osé retenter !

    1. Alors là je te comprends Sybille ! J’ai eu du mal la première fois que j’ai lu Jacques le fataliste, j’étais trop jeune, mais j’ai ensuite lu La religieuse, Les bijoux indiscrets et j’ai changé d’avis. Il ne faut en tout cas pas t’obliger à le lire, peut-être qu’un jour tu auras envie ?

  10. je n’ai lu Diderot que par extraits, au lycée. cette histoire me tenterait bien, mais j’attend un moment plus favorable pour l’instant, car j’ai du mal lire là tout de suite !

  11. Nous avions étudié La Religieuse en 2e et je ne l’avais même pas lu. Quelques années plus tard, je l’ai ajouté à ma PAL ou LAL car ma soeur venait de me dire qu’en fait, c’était vraiment bien. Ton billet (très intéressant, merci) me donne encore plus envie de le lire enfin.

    1. Je suis contente de t’avoir donné envie de le lire en ce cas et d’avoir été plus convaincante que ta prof de français de 2è 🙂

  12. J’arrive un peu tard, mais « la religieuse « est à lire. N’ayez crainte. Bouleversant, pas de place pour l’ennui, et enfin un penseur, qui dans cet ouvrage en tout cas, se met à la portée de tous, sans pour autant léser la beauté de sa plume.

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